Quelqu’un peut m’expliquer ce qu’est la pensée historienne?

Bonnechere (2008), professeur d’histoire ancienne de l’Université de Montréal a écrit :

La tâche pédagogique de l’historien va bien au-delà des dates et faits principaux à apprendre par cœur : l’histoire est en effet une redoutable discipline qui nécessite un jugement sans faille, une force de caractère pour tenir tête à ses propres préjugés, un esprit critique aiguisé pour analyser les documents disparates du passé et pour replacer tous les faits dans une perspective dynamique. […] Son principe premier [à l’histoire] est le doute méthodique […] (p. 20).

Dans ce billet, je propose de dresser un portrait des différents modèles conceptuels au sujet de la pensée historienne. Je présenterai en détail l’école britannique, dont deux des plus importants fondateurs sont Lee et Shemilt. Ces chercheurs en didactique de l’histoire mettent de l’avant des concepts de second ordre pour regrouper les opérations de pensée que les historiens effectuent (plus ou moins consciemment) lorsqu’ils font de l’histoire. Ils accordent une place tout aussi importante aux concepts dits substantifs (Ashby et coll., 2005; Bain, 2005; Lee, 2005; Shemilt, 2009). Ces concepts substantifs ne sont pas seulement issus de l’histoire (bien que certains d’entre eux lui soient propres), mais aussi des autres sciences sociales et leur évocation renvoie à un contexte précis à la fois situé spatiotemporellement, mais aussi variable selon la discipline au sein duquel il est évoqué (Jadoulle, Bouhon, & Nys, 2004; Lee, 2005; Marrou, 1954; Moniot, 1992).

Influencé par ces travaux, Seixas a quant à lui identifié six concepts de second ordre subsumant les opérations mises en œuvre par la pensée historienne, soit : la pertinence historique, les sources, la continuité et le changement, les causes et les conséquences, la perspective historique et la dimension éthique (Seixas, 1996; Seixas & Morton, 2012). Ces six concepts comportent des problèmes inhérents à leur nature, problèmes que Seixas propose de mettre au cœur de l’apprentissage de l’histoire afin de favoriser le développement de compétences historiennes plutôt que de simples connaissances désincarnées. Je parlerai moins de Seixas, car les concepts procéduraux qu’il identifie nous semblent recouper pour la majorité soit ceux de l’école britannique ou encore les euristiques théorisées par Wineburg. Notons néanmoins que Seixas adopte une posture plus postmoderniste ce qui explique entre autres les concepts de dimension éthique et de pertinence historique (voir tableau 2). Le site Projet de la pensée historique peut fournir un complément intéressant en raison du traitement limité que nous accordons aux travaux de Seixas dans ce billet.

Wineburg parle quant à lui de quatre euristiques que les historiens mobilisent. Il s’agit de la lecture historienne, l’analyse de source, la corroboration et la contextualisation (Wineburg, 1991a, 1991b). Nous verrons en détail ce modèle, car il s’appuie sur un corpus de recherches empiriques et quasiexpérimentales qui donne une grande valeur à la démarche d’enseignement-apprentissage proposée.

Finalement, au Québec, Martineau (1999) prend comme point de départ la définition qu’a De Certeau du mot historiographie, soit une pratique, un résultat et leur rapport mutuel (p. 113). Il identifie ensuite trois composantes de la pensée historienne que sont : l’attitude historienne, la méthode historique et le langage de l’histoire. Martineau nous semble incontournable, car ses travaux ont influencé la didactique de l’histoire au Québec et son influence se fait sentir à certains égards dans le plus récent programme d’histoire de l’école québécoise.

Pensée historienne ou pensée historique?

D’emblée, notons que l’expression pensée historienne ne fait pas consensus, certains auteurs lui ayant préféré l’expression pensée historique. Ségal, dans un article publié dans la revue Traces destinée aux enseignants d’histoire du Québec, précise les notions de sujet et d’objet en histoire. L’argumentaire de Ségal (1992) nous convainc de préférer historienne à historique lorsqu’il s’agit de qualifier le terme pensée, car cette distinction permet de différencier l’objet (passé) de l’histoire et le sujet (présent) de l’histoire. Il n’utilise « l’adjectif “historique” que pour désigner ce qui se rapporte au concept objectif et passif et [u]tilise, en néologisme, l’adjectif “historien” pour désigner ce qui se rapporte au concept subjectif et actif. » (Ségal, 1992, p. 46). Ainsi, un document, un évènement ou un livre est historique, alors qu’un mode de pensée est historien.

L’école britannique

L’école britannique est la première à s’être intéressé à la pensée historienne (Moreau, 2012). Le projet History 13-16 initié en 1972 avait pour principales orientations que l’histoire devait être enseigné comme une forme de savoir ayant ses particularités; être enseignée comme une matière nécessitant l’exercice de la logique et du raisonnement; et répondre aux questions que les apprenants ont (Shemilt, 1983). Les travaux de Shemilt à cet égard ont permis d’établir une première typologie des idées des élèves à l’égard de l’histoire suivant une progression selon quatre stades. Le premier stade correspond à une compréhension sans logique causale et sans problématisation du produit historique; le second stade est associé à une représentation de l’histoire comme un scénario (répondant à une certaine logique causale) déjà écrit, donc immuable, déterministe, complet et par conséquent sans problématisation; le troisième stade est plutôt caractérisé par une compréhension du produit de l’histoire comme la mise en récit d’évènements singuliers et uniques; le dernier stade correspond à la prise de conscience des histoires, de la perspective, de l’importance du contexte et de l’évocation de concepts propres à l’histoire comme celui de périodisation ou de cause/conséquence.

Les travaux qui suivirent (projet CHATA et projet How People Learn) redéfinirent et enrichirent ce modèle d’une progression chez les idées des élèves au sujet de l’histoire en adoptant l’angle de l’empathie historique (Lee, Dickinson, & Ashby, 1997), du rapport au savoir historique (Lee & Ashby, 2000) et de la représentation de la source historique (Ashby et coll., 2005). Ces travaux sont articulés autour de concepts historiques substantifs (connaissances construites par l’historien), mais le cœur du modèle britannique accorde une importance particulière aux concepts procéduraux ou de second ordre, aussi appelés par Lee (2005) concepts métahistoriques (p. 32).

Les concepts procéduraux que retient Lee sont ceux de témoignage, source, cause, empathie, changement et temps (Lee, 2005, p. 41) (voir tableau 2). Le rapport entre les concepts substantifs et procéduraux en est un dialectique, car si une compréhension de l’histoire est nécessaire à la mobilisation de concepts de second ordre, ceux-ci ne sauraient être ignorés dans un premier temps afin d’inculquer une base de savoir aux élèves. Les travaux britanniques indiquent plutôt que les élèves doivent apprendre à la fois la substance de l’histoire et la procédure qui permet la création de cette substance. C’est cette relation entre les deux ordres conceptuels qui permet le développement d’une pensée historienne.

Le temps est un concept plus compliqué qu’il n’y parait pour les élèves qui, s’ils ont une compréhension fonctionnelle de leur expérience dans le temps, ont de la difficulté à transférer ou à généraliser cette compréhension en histoire. De plus, lorsque vient le temps d’utiliser des marqueurs de temps propres à l’histoire comme les périodes ou les siècles, les élèves peuvent éprouver des difficultés particulières (Lee, 2005). Une période historique n’est utile que si elle donne un cadre de référence qui permet de mieux contextualiser une époque (Lee & Howson, 2009). Sinon, elle n’est qu’une donnée supplémentaire à traiter. Quant aux siècles, le fait qu’ils ne signifient pas toujours une période de 100 ans commençant à 1 et se terminant à 0 peut compliquer la tâche de l’élève. Ce pourrait-il que le 20e siècle québécois (ou la période contemporaine) ne débute pas au même moment si l’on adopte une perspective socioéconomique ou politicoculturelle?

L’évènement en histoire n’est pas systématiquement lié au changement, c’est pourtant ainsi que le voient les élèves : il se passe quelque chose (donc l’histoire raconte ce quelque chose) et, par conséquent, il y a changement (Lee, 2005, p. 43). L’apprentissage du concept de changement en histoire est donc en soi quelque chose de complexe qui nécessite la considération des différentes temporalités et par conséquent la prise en compte de continuités qui sont en coexistence avec le changement. Par ailleurs, le changement n’implique pas toujours une marque de progrès, ce que les élèves ont tendance à croire et qui les incite à adopter une posture condescendante face à l’histoire (Lee, 2005; Lee et coll., 1997). C’est aussi la notion de changement qui donne de la pertinence à l’histoire pour Lee (2005, p. 45). Ainsi, l’évolution des conditions de travail au 19e et 20e siècle n’ont pas les mêmes effets lorsqu’on adopte une perspective socioéconomique que politique.

L’empathie historique fait référence à la capacité à adopter la perspective d’autrui, car, si les façons de voir le monde sont variables aujourd’hui, elles l’étaient aussi chez les acteurs du passé. Il est important pour les élèves de développer leur empathie historique, sans quoi ils ont tendance à regarder, encore une fois, le passé avec une forme de supériorité (ou de présentisme) qui ignore l’évolution des conditions sociales, idéologiques et matérielles qui conditionnent les possibilités d’action.

La recherche des causes en histoire est guidée par la question que l’on se pose. Apprendre à hiérarchiser (selon la durée, l’importance relative et la nature) est essentiel pour comprendre l’agentivité des acteurs historiques ainsi que la construction de l’histoire à partir des questions que l’on pose aux traces du passé.

Comprendre que l’histoire est un construit nécessite que les élèves soient conscients du matériel qui constitue l’histoire (les documents d’époque, les sources et les témoignages), sans quoi ils ont généralement une conception de l’histoire comme étant simplement connue par les historiens (Lee, 2005; Lee & Ashby, 2000 ; Shemilt, 1983). Ces idées à propos de l’histoire et des preuves qui permettent de la constituer ont été explorées chez les élèves (voir tableau 1). Les néophytes de l’histoire ont tendance à être à la recherche d’une vérité historique complète dans les sources, une ambition de l’école méthodiste mise en pièce par les courants qui lui ont succédé. La dynamique entre les sources d’information et la construction du savoir (donc de récits historiques) est un processus complexe qui nécessite un enseignement explicite.

À cet égard, VanSledright (2002) et Lee (2005) remarquent que les élèves ont souvent tendance à passer d’une posture naïve, à partir de laquelle la connaissance historique sous ses diverses formes est acceptée comme immuable, à une posture de scepticisme à outrance, où la source est accusée d’être trompeuse pour quelque raison que ce soit. VanSledright considère qu’au cœur de cette observation se situe un problème pédagogique important de l’ordre des conceptions épistémiques des élèves. D’ailleurs, l’historien Marrou met lui aussi en garde contre une approche de critique des sources qui considère celles-ci comme « coupables jusqu’à preuve du contraire » (1954, p. 93). Ce changement de posture « du tout au rien » apparait être un enjeu important, car l’attitude historienne n’est certes pas une posture relativiste ou incapacitante face à sa construction, mais plutôt une relation d’ouverture à l’égard des témoignages, d’autant plus que même ceux qui mentent peuvent renseigner l’historien sur l’époque qu’il étudie, puisqu’ils témoignent, ce faisant, d’un système de valeurs et d’intentions (Marrou, 1954, p. 93).

Lee et Ashby ont identifié des stades de progression des idées à propos de la nature de la connaissance historique et des sources chez 23 élèves de 7 à 14 ans (tableau 1) (Ashby et coll., 2005; Lee & Ashby, 2000). Ces travaux nous permettent de dégager divers indicateurs quant au degré de complexité des idées des élèves sur la nature de la connaissance historique. Cette recherche longitudinale s’est faite par le biais d’entrevues dans lesquelles les élèves devaient tenter d’expliquer comment il était possible que deux versions d’un même évènement historique existent. En analysant les réponses des élèves, Lee et Ashby (2000) notent que les stades conceptuels liés à la représentation de l’histoire et du passé qu’ont les apprenants sont divers. Par ailleurs, il semble que ces différentes conceptions ne soient pas directement liées à l’âge (donc ne se développant pas selon des stades biologiques), bien qu’on dénote une certaine progression en fonction de l’âge des participants. L’hypothèse émise qui est la plus cohérente avec les autres recherches propose que ce soit la pratique des méthodes et des techniques propres à l’histoire qui favorise le passage (non linéaire) d’un stade à l’autre.

Tableau 1. Progression des idées des élèves à propos de la nature de la connaissance historique 

Le passé est une vérité prédéterminée. Peu de différences sont faites entre le passé et l’histoire. L’histoire est le passé au sens où elle raconte ce qui s’y est déroulé (objectivement). Les différences possibles sont attribuables à l’usage de mots différents, mais l’information se trouve dans la source, il s’agit d’un accès direct au passé.
Le passé est inaccessible. Nous ne pouvons connaitre avec certitude le passé, car nous n’y étions pas. Il n’y a aucune manière de connaitre le passé si nous n’y avons pas un accès direct, physique. On s’en remet donc aux historiens qui compilent (quantitativement) les sources pour déterminer ce qui est le plus susceptible d’être vrai, mais ceux-ci peuvent faire des erreurs et se tromper sur le passé.
Le passé est composé d’histoires qu’il faut déterminer. L’histoire est déterminée par l’information dont nous disposons dans les sources que nous devons analyser méthodiquement. Les différences dans les récits sont le résultat d’un manque d’information, d’erreurs du narrateur ou de mensonges de ceux qui ont écrit les sources.
Le passé est rapporté de façon plus ou moins biaisée. L’histoire est un casse-tête de sources. Parfois, les historiens peuvent mentir ou être biaisés pour des raisons de dogmatisme ou d’intérêt. Il faut faire attention à qui écrit l’histoire pour être capable de savoir si celle-ci est vraie.
Le passé est sélectionné et organisé selon un point de vue particulier. L’histoire est écrite selon une position idéologique légitime. Les différences dans les récits divergents sont donc le résultat d’une sélection de faits et d’histoires qui permettent de soutenir une interprétation de l’histoire plutôt qu’une autre en fonction de la question posée. Les sources ne sont pas seulement utiles pour ce qu’elles disent, mais aussi pour ce qu’elles sous-entendent (le sous-texte).
Le passé est (re)construit pour répondre à des questions selon des critères. Le passé est construit à partir des témoignages historiques dont nous disposons et que nous devons remettre en contexte. Ces témoignages sont divergents par nature, mais il revient aux historiens de les questionner de différentes façons. Les interprétations historiques dépendent donc de la question de recherche et des choix de documents qui seront faits en fonction de critères de pertinence que l’historien établit.

L’école wineburgienne

Aux États-Unis, Wineburg a tenté de mettre en lumière dans une recherche exploratoire, les différentes euristiques que mobilisaient les historiens lorsqu’ils devaient faire de l’histoire (donc, travailler avec des sources). Il a procédé en comparant par une approche de think aloud les outils cognitifs d’historiens aguerris (n=8) à ceux d’élèves doués (n=8) du secondaire (Wineburg, 1991). En les plaçant en situation d’analyse de documents historiques contradictoires, Wineburg a identifié trois euristiques mobilisées à différents degrés selon l’expertise, mais qui donnent une bonne idée de ce en quoi consiste la méthode de critique et d’interprétation des sources. Il identifie aussi un mode de lecture propre aux historiens qui correspond à une représentation cognitive particulière des textes historiques (Wineburg, 1991b, 2001, 2012). Par la suite, notamment grâce aux travaux de Lesh (2011) Nokes (2013) et Reisman (2012), cette quatrième euristique que Wineburg a théorisée, s’ajouta sous l’appellation de lecture en profondeur. Pour le reste, le modèle de Wineburg (1991a) comprend l’analyse et la critique de la source, la corroboration ainsi que la contextualisation.

Lire comme un historien est une tâche ardue. Il s’agit d’un mode de lecture différent de celui qu’un lecteur doit mobiliser lorsqu’il lit, par exemple, un texte littéraire pour le plaisir ou encore pour en analyser les figures de style. Lesh (2011) parle du texte et du sous-texte, soit ce que disent les mots et ce qu’il y a entre les lignes (qu’est-ce qui est dit, mais aussi qui parle? Pourquoi? Dans quel contexte? À quel moment? Quel impact cela a-t-il sur ce qui est dit?). Ce mode de lecture en profondeur englobe les compétences de lecture nécessaire pour lire des textes en histoire. Il s’agit donc de stratégies métacognitives et transversales telles que :

  • la capacité de décoder un texte, d’en dégager le sens, de s’en servir comme preuve tout en demeurant critique à son égard;
  • le survol d’un texte pour activer ses connaissances antérieures sur ce qu’il contient et permettre l’ajustement de sa vitesse de lecture en fonction de l’importance du passage lu;
  • le questionnement du texte ou de son auteur afin d’émettre des hypothèses;
  • la synthèse du texte pour parvenir à y réfléchir et en discuter par après.

Il fait aussi référence à des stratégies propres à l’histoire qui sont liées aux difficultés de décodage du sens de certains anciens documents (écrits, iconographiques, héraldiques, numismatiques, sigillographiques, etc.). Pour le médiéviste Francis Gingras (2014), « […] même pour les textes écrits dans une des langues dites ‘’vivantes’’, la compréhension d’un état ancien de cette langue demande une étude particulière. » (p. 22). Pour résoudre cette difficulté, les didacticiens proposent généralement d’adapter les textes en conséquence en simplifiant certains passages, traduisant certains mots ou fournissant un glossaire aux élèves (Nokes, 2013; Wineburg & Martin, 2009).

VanSledright (2012) apporte un éclairage intéressant sur la lecture en histoire en prenant le cas de deux élèves qui ont des modes de lectures différents en histoire. Le premier élève préfère de loin l’usage du manuel qui se veut une source d’information en position d’autorité qui lui présente un savoir qui s’inscrit facilement dans ses schèmes cognitifs et qui ne bouscule pas ses représentations sociales. La deuxième élève quant à elle parvient à composer avec le bruit intertextuel, soit toutes les questions que lui suscite la lecture de sources diverses. Elle y parvient en suspendant son jugement temporairement afin de se faire une idée seulement lorsque plusieurs sources d’information auront été passées en revue. Cet écart s’explique en partie par une différence de posture épistémologique à l’égard du savoir entre les deux élèves. Le premier élève étant à la recherche d’une réponse précise et définitive alors que la deuxième élève comprend qu’aucun des textes ne détient la seule et unique vérité.

L’euristique de l’analyse et de la critique de la source consiste à se référer d’emblée à la source du document étudié (son auteur, le moment de sa création et la nature de la source). Par exemple, on est en droit de s’attendre à une information différente venant d’un manuel scolaire contemporain que d’une lettre d’époque ou encore d’un manuel scolaire rédigé 50 ans auparavant. Un des historiens de l’étude de Wineburg semble activer un schème de lecture différent lorsqu’il constate que la source qu’il analyse est issue d’un manuel scolaire : il considère le contexte de production ainsi que la nature de la source. En activant ce schème, il s’attend à ce que la source soit vulgarisée fasse abstraction des nuances, de trous potentiels dans la connaissance historique et soit légèrement patriotique, comme c’est généralement le cas dans les manuels d’histoire. Notre interprétation des propos tenus par un rapport militaire d’officier anglais, par exemple, doit être différente de ceux tenus, sur un même évènement, par un soldat français. La perspective, les intentions et les systèmes de valeurs n’étant pas les mêmes chez les deux protagonistes, l’information que l’on interprète doit considérer ces facteurs.

La corroboration consiste à mettre en relation divers documents. Cette mise en relation permet de valider ou d’invalider certains faits, certains récits ou encore d’opposer des témoignages contradictoires pour mener des inférences qui se fondent sur plusieurs perspectives. Il ne s’agit pas d’une démarche purement quantitative ou « de complémentarité », mais bien d’une analyse par contraste qui s’appuie sur la critique des multiples documents dont nous disposons pour interpréter de façon nuancée les traces du passé. Lorsque deux documents présentent les faits de façon différente, l’historien enquête pour comprendre cette différence, la nuancer ou encore discréditer l’information potentiellement trompeuse.

La contextualisation, pour sa part, fait référence à l’action d’établir le et le quand lorsqu’on tente de comprendre un évènement historique, mais aussi le contexte socioculturel dans lequel le document a été créé. Cette euristique demande que l’on considère l’endroit où se déroule l’action pour prendre en compte les éléments contextuels entourant l’évènement étudié (la température, le moment de la journée, l’état d’esprit probable des acteurs, le contexte politique, etc.). En somme, il peut s’agir d’ordonner la séquence des évènements chronologiquement pour avoir une meilleure idée des causes, des conséquences et des enchainements qui lient les traces dont nous disposons. Il s’agit de plus d’organiser les connaissances disponibles sur la période ou sur les évènements afin d’apporter un certain éclairage aux faits et gestes étudiés.

La pensée historienne selon Martineau

Pour Martineau (1999), qui puise beaucoup chez Laville, le langage est un outil pour appréhender la complexité de la matière à penser (p. 154). Ce langage de l’histoire fait surtout référence aux concepts substantifs dont Lee (2005) parle. Ces concepts substantifs d’ordre politique, social, économique, culturel, historique doivent être maitrisés par les historiens (ou les néophytes) s’ils veulent être en mesure de comprendre le cadre de référence dans lequel s’inscrit l’histoire ou comme le dit Brunner (1986), parce qu’apprendre un langage, c’est apprendre une culture (ici historienne). Les concepts substantifs servent à regrouper sous un mot une connaissance élaborée à partir de l’étude des sources du passé ou, autrement dit, il s’agit de mots-ancrages auxquels se rattachent des attributs, des exemples ainsi que des contrexemples qui organisent la structure cognitive du savoir selon une logique d’interconnections (Twyman, McCleery et Gerald, 2006). Féodalité, démocratie, ultramontanisme, loyalistes et quantité d’autres concepts que l’on retrouve dans les livres d’histoire et les curriculums font partie du langage que doit acquérir le néophyte de l’histoire.

La deuxième disposition nécessaire à une pensée historienne pour Martineau est l’attitude historienne, un legs de la communauté de critique et de débat des historiens. Il s’agit d’une conception du savoir et de l’histoire comme des construits en eux-mêmes historiques (Martineau, 1999, p. 136). C’est aussi une conscience historique (du temps) de l’expérience humaine et de sa position d’acteur historien (qui fait l’histoire) et historique (qui est histoire) à la fois.

L’attitude historienne dont parle Martineau est une posture épistémologique qui ne fait qu’une avec la procédure qu’est la méthode historique. La méthode historique est constituée de la capacité à : poser des problèmes, émettre des hypothèses, cueillir des données et les traiter dans une perspective propre à l’histoire et dans le but de résoudre le problème de départ à la lumière du travail effectué (Martineau, 1999, p. 155). Cette vision du travail d’historien comporte des similarités avec la démarche scientifique que propose Dewey (1916). Celle-ci doit passer par l’identification et la reconnaissance d’un problème; l’émission d’une hypothèse; et la mise à l’épreuve de l’hypothèse. Ainsi, l’apprenant fonde ses apprentissages sur une expérience empirique (une enquête) authentique plutôt que sur un savoir admis et transmis.

Tableau 2. Synthèse comparative des différentes composantes des modèles de pensée historienne

Lee (2005) Seixas (1996); Seixas et Morton (2013) Wineburg (1991a; 1991b) Martineau (1999)
Source et témoignage : matière de l’histoire qu’il faut analyser, critiquer et interpréter en fonction de l’auteur du type de traces étudiées, de la mise en relation des documents qui permettent de répondre à la question posée. Source : matière de l’histoire qu’il faut analyser, critiquer et interpréter en fonction de l’auteur du type de traces étudiées, de la mise en relation des documents qui permettent de répondre à la question posée. Analyse et critique de la source : action d’identifier l’auteur et la nature d’une source pour prendre en considération certains implicites (perspectives, valeurs, moment et lieu de création) dans l’interprétation d’un document historique. Méthode historique : il faut interroger l’histoire; émettre des hypothèses; traiter des données pour tester nos hypothèses et résoudre les problèmes posés.
Concepts substantifs : il faut connaitre et comprendre les concepts substantifs de l’histoire et considérer leur nature située dans le temps et l’espace et parvenir à dégager des traces du passé une signification la plus riche possible. Le jugement éthique : renvoie à la dimension substantive sous l’angle des jugements que l’on porte sur les récits. Que devons-nous commémorer et pourquoi? Quelle leçon pouvons-nous tirer du passé? Lecture historienne : capacité de faire des inférences en fonction des informations disponibles lors de la lecture; attention particulière accordée au sens des mots; capacité à interroger le texte. Langage de l’histoire : il faut connaitre le sens et la nature des concepts substantifs propres à l’histoire; ces concepts substantifs peuvent être contemporains à l’historien ou à l’époque étudiée.
Empathie : liée au contexte historique, il s’agit de la capacité à adopter la perspective d’autrui pour éviter le présentisme. Perspective : il s’agit de la capacité à adopter la perspective d’autrui dans le passé pour éviter le présentisme, mais aussi dans le présent pour comprendre certaines divergences dans les interprétations historiques. Corroboration : action de comparer les documents historiques entre eux pour nuancer ou pour enrichir une interprétation d’un évènement ou d’une action. Attitude historienne : l’attitude historienne est une position épistémologique face au savoir en histoire qui est un construit; la communauté historienne débat continuellement des interprétations (ou des récits); le produit de l’histoire doit être constamment interrogé; l’historien fait preuve d’esprit critique.
Causes : l’identification des causes permet de cerner l’agentivité des acteurs historiques; les causes sont multiples, de diverses natures et d’importance variable. Causes et conséquences : l’identification des causes permet de cerner l’agentivité des acteurs historiques; les causes sont multiples, de diverses natures et d’importance variable. Contextualisation : la contextualisation des évènements historiques renvoie en partie à l’action de considérer l’endroit où se déroulent les évènements (où); la chronologie des évènements (quand) ainsi que les causes (pourquoi) et les conséquences qui y sont associées. Au sens large, la contextualisation nécessite la prise en compte de toutes les connaissances dont on dispose, ce qui permet de mieux répondre à la question que l’on se pose.
Changement : un évènement historique n’est pas nécessairement un changement, il peut s’agir d’une continuité. Pour bien comprendre, il faut considérer les différentes temporalités en histoire. Le changement n’est pas synonyme de progrès. Le changement donne de la pertinence à l’évènement historique étudié.Temps : compréhension de l’impact du temps sur les mentalités; de la signification des périodes et de la notion de « siècle ». Continuité et changement : importance de la périodisation et d’une chronologie axée sur l’identification de moments (plus ou moins long) de ruptures et de continuité; évaluer l’impact de l’idée de progrès et de déclin sur les récits historiques.
La pertinence historique : est pertinent ce qui est révélateur d’une époque; ce qui permet d’éclairer une situation du présent; ce qui s’inscrit dans une trame narrative plus large.

Conclusion

Il existe d’autres auteurs conceptualisant la pensée historienne de manière plus ou moins différente. Van Drie et Van Boxtell (2008) par exemple ont élaboré un modèle de pensée historienne qui recoupe plusieurs des éléments présentés précédemment ou encore Mandell et Malone (2007) qui ont eux aussi regroupé les opérations de pensée des historiens sous cinq concepts procéduraux. Lorsque l’on regarde ces autres modèles, les lignes de croisement nous semblent évidentes et nous avons jugé que les modèles choisis nous permettent d’atteindre une certaine saturation en plus d’offrir à la fois des perspectives diversifiées (britannique, étasunienne, canadienne, québécoise) appuyées d’un solide corpus de recherches. Donc, notre tableau 2 n’est pas exhaustif, mais il regroupe l’ensemble des concepts au cœur de la pensée historienne actuellement utilisé dans la recherche et permet d’identifier certaines constantes.

Crédit pour l’image sur la couverture : http://penseehistorique.ca/les-six-concepts

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